Description de Sancerre de Léopold Bonnin : 1834 l’affaire de la Pierre de Chavignolet


1834 l’affaire de la Pierre de Chavignolet ( Présent dans )(1)

A la fin de 1834, la municipalité de Sancerre ayant à sa tête comme Maire, Monsieur Lahaussois décide qu’un ponceau serait jeté sur la Rigole des Franches , au lieu dit « la Rue Creuse », et au coin de la Chaussée de Branchant (ancien chemin {Bonnin page : 489} de Sainte Gemme ), à droite, en montant et en face le chemin conduisant à Chavignol . Ce ponceau devait consister en une pierre de 50 à 60 centimètres de largeur sur un mètre de longueur. (2)

A la même époque, il existait à Chavignolet , sur le bord du lavoir une pierre ayant exactement les dimensions demandées. Elle avait été placée là sous l’administration de Monsieur Meunier , maire et elle était parait-il, de quelque utilité aux laveuses de Chavignol , soit pour y déposer leur linge soit pour toute autre cause. (3)

Afin d’éviter l’acquisition d’une pierre neuve qui pouvait coûter six à sept francs, tout ou plus, Monsieur Lahaussois décida que celle de Chavignolet serait enlevée et conduite à la Rue Creuse pour être employée à l’usage qui vient d’être indiqué. (4)

A cet effet, les sieurs Louis Boulay dit « Fédéré », garde champêtre à Sancerre, Élie Berneau dit « Boniquin », garde champêtre à Chavignol , se rendirent un jour du mois de novembre 1834, à la fontaine de Chavignolet avec un voiturier de la ville le né Jean Bonnet domestique de Jean Joseph Lauverjat dit « l’As de Boeuf », qui devait transporter de cet endroit à la Rue Creuse la pierre en question. (5)

Arrivés sur les lieux, ils firent la rencontre de trois ou quatre vignerons de Chavignol qui se rendaient aux vignes. Ceux-ci ne savaient absolument rien de la décision prise par le maire leur demandèrent pour quel motif les deux gardes de la commune et un voiturier se trouvaient en cet endroit. Ils commencèrent par trouver étrange qu’on vint les dépouiller d’un objet leur appartenant, qui leur était utile, que Monsieur Meunier , ancien Maire avait fait placer là pour eux, etc, etc.. Puis se montant la tête, ils déclarèrent hautement qu’on ne l’enlèverait pas. Au bruit qu’ils faisaient d’autres vignerons qui travaillaient dans les vignes s’approchèrent pour savoir la cause de ce tapage et finalement firent chœur avec les premiers. Des femmes arrivant à leur tour du village pour laver leur linge se mirent de la partie en criant que la pierre ne serait pas enlevée, qu’elles ne le toléreraient jamais, qu’on leur couperait plutôt le cou, enfin.. tout ce que des femmes peuvent dire en pareille circonstance. (6)

Les deux représentants de la loi faisaient piteuse figure . Ils durent reculer et décidèrent qu’ils iraient rendre compte à qui de droit de ce qui venait de se passer. La seule consolation qu’ils eurent ce fut de monter dans la voiture qui revenait à vide et d’épargner du même coup leurs jambes et leurs chaussures. (7)

Pendant ce temps là les têtes se montaient, se montaient toujours à Chavignol , sur l’influence du vin blanc du cru et des excitations des femmes qui glapissaient (glapisser) à {Bonnin page : 490} qui mieux mieux. Une réunion est lieu sous l’orme, en face l’Ancienne Chapelle , les avocats les plus célèbres du village eurent la parole à tour de rôle et je laisse à penser combien le malheureux Maire de Sancerre fut passé et repassé au crible. Il fut décider enfin de compte que le village résisterait à toute tentative ayant pour but de lui enlever sa pierre. (8)

Le Sieur Boulay et Berneau arrivèrent à Sancerre et s’en furent trouver le Maire qui habitait dans le Rue Macdonald , cette grande maison qui se trouve située à droite en descendant, justement en face la Rue de la Bertauche . Ils lui rendirent compte de leur mission et de la manière dont ils avaient été reçus. (9)

Le magistrat municipal fut fort embarrassé. Il n’y avait pourtant pas de quoi. Le plus simple était de laisser à sa place la pierre de Chavignolet et d’en acheter une autre pour la Rue Creuse . Mais l’amour propre blessé prit le dessus, la prudence fut reléguée au second plan et notre Maire qui au commencement de la conversation était tout penaud en voyant la tournure que prenait cette misérable affaire, bondit tout d’un coup et plein d’une belliqueuse ardeur, il déclara à ses deux agents que les chavignolets allaient avoir à compter avec lui. (10)

Il se rendit immédiatement chez le Sous-Préfet qui était alors Monsieur Jacques Meunier , fils de Pierre Meunier , ancien Maire (lequel Jacques Meunier fut plus tard Préfet de la Corrèze et du Cher). Il lui raconta sa mésaventure et lui dit que coûte que coûte la pierre de Chavignolet serait enlevée, qu’il fallait que force restât à la loi et que lui, premier magistrat de la cité ne pouvait pas avoir le dessus dans cette affaire, lorsqu’il agissait dans l’exercice de son droit. Le Sous-Préfet Meunier qui aurait du calmer le Maire et l’engager à ne pas s’aventurer à la légère dans une affaire qui pouvait devenir ennuyeuse, entra au contraire complètement dans ses vues. Après délibération, ces deux messieurs décidèrent qu’une nouvelle démarche serait tentée. En effet le lendemain trois gendarmes , le commissaire de police , les deux gardes champêtre, un voiturier , deux journaliers et quatre maçons y furent envoyés à nouveau, mais ils durent renoncer à leur projet devant l’attitude de la population. (11)

Monsieur le Sous-Préfet et Monsieur le Maire prirent alors le parti de se rendre eux-même à Chavignolet , revêtus de leurs écharpes et accompagnés du lieutenant de gendarmerie , pour demander aux habitants la remise de la pierre qui étant une propriété essentiellement communale, n’appartenait pas exclusivement au village et pouvait être suivant le désir de l’administration, transportée d’un endroit dans un autre. Enfin, chose incroyable, ils décidèrent que La Garde Nationale serait {Bonnin page : 491} convoquée pour enlever par la force la pierre de Chavignolet si leurs sommations ne suffiraient pas. (12)

En effet, le rappel fut battu le soir dans les différents quartiers de la ville, La Garde Nationale , en nombre de deux cents hommes armés de tous panels, fut réunie sur la Place Saint André , le lendemain matin, pour se rendre sur les lieux si l’éloquence de nos deux magistrats ne parviennent pas à ramener à la raison les habitants de Chavignol . (13)

Le bruit de cette convocation arriva jusque dans le village, ce qui fit qu’ envenimer les habitants, lesquels formèrent une compagnie chargée de résister à La Garde Nationale de Sancerre et nommèrent pour la commander le né Pierre Berneau dit « Péquiet », surnommé aussi « la Batoniste » parce qu’étant au régiment il avait appris à manier un peu le bâton. Les hommes s’armèrent de tout ce qu’ils purent trouver fusils, fourches, bâtons, perches, etc.. Les femmes se joignirent à cette troupe armées de pelles, pincettes, manches à balais, battoirs à lessive, etc, etc.. (14)

Ceux qui auront occasions de lire ces lignes, se demandèrent assurément si les faits que je raconte sont véridiques. Ils auront peine à croire que l’administration supérieure représentée par le Sous-Préfet n’a pas arrêté à son début cette affaire qui de rien pourrait devenir désastre. Je raconte l’exacte vérité, et en ce moment plus de cinq cents personnes tout à Chavignol qu’à Sancerre pourraient attester le fait comme l’ayant vu de leurs propres yeux. (15)

Le même jour, le Sous-Préfet Meunier et le Maire Lahaussois se rendirent donc à nouveau à Chavignolet . Leurs appréhensions furent bien vaines et ils eurent, je le suppose à leur honneur, reçut d’avoir été la cause d’une manifestation semblable, quand, arrivant à Chavignol ils virent tout le monde en armes, ils entendirent vociférer contre eux des menaces peu rassurantes et pensèrent qu’il suffirait d’un rien pour amener cette population et La Garde Nationale à s’égorger et tout cela pour une pierre valant pas quatre francs. (16)

Après avoir mis leurs écharpes, ils traversèrent quand même le village sans aucun incident. Les meneurs étaient eux mêmes effrayés en songeant aux conséquences qui pouvaient résulter de tous cela. (17)

Arrivés à Chavignolet où la foule les avait suivis, Messieurs Meunier et Lahaussois réclamèrent la pierre au nom de la loi. Les hommes se précipitèrent au devant de la malheureuse cause de conflit en jurant que personne n’y toucherait. Les femmes furent mieux. Elles montèrent dessus et se groupèrent autour grimaçant, grinçant des dents, brandissant {Bonnin page : 492} leurs manches à balais au dessus de leurs têtes et vocifèrent des menaces de toutes sortes. (18)

Devant une telle résistance nos deux magistrats furent forcés de battre en retraite. Ils entrèrent dans la maison du Sieur André Millon dit « le Prince », vigneron à Chavignolet , homme paisible qui ne s’était point mêlé ai mouvement pour délibérer sur ce qui leur restait à faire. Le Sieur Millon les suppléait de terminer pacifiquement cette malheureuse aventure et il leur offrait même dans ce but, de leur céder à vil prix, une pierre lui appartenant et se trouvant dans une de ses vignes, au climat des Beaux-Rois, ayant les dimensions requises pour être placée à la Rue Creuse . Comme ils étaient là, Monsieur les Sous-Préfet reçu de son père Monsieur Pierre Meunier , ancien Maire, celui qui, avisé que je l’ai déjà dit, avait fait placer la pierre de Chavignolet , une lettre par laquelle celui-ci lui démontrait combien le Maire et lui avaient été irréfléchis dans la conduite de cette affaire. Les conséquences terribles qui pouvaient en résulter, enfin il l’engageait à ne pas défaire ce qu’il avait fait lui-même. (19)

La réflexion arrivant bien que tardivement, ils comprirent combien ils s’étaient fourragés et cherchèrent dès lors à arranger l’affaire. Ils se rendirent de nouveau près de la pierre et là, après un débat assez long. Il faut convenu qu’elle serait enlevé afin qu’il fut bien constaté que la légalité avait prévalu, mais il fut promis aux habitants de Chavignol qu’à titre de compensation la municipalité ferait perreyer les abords de la fontaine. (20)

Procès-verbal fut néanmoins dressé par le commissaire de police contre ceux qui s’étaient montrés les plus exaltés et seize d’entre eux furent condamnés à deux francs d’amende et aux dépens. (21)

L’affaire ne devait pas à rester là. Au carnaval suivant en 1835 une cavalcade monstre s’organisa à Chavignol . Tout le village y prit part. Les écuyers chavignolets caricaturaient à l’envi sur leurs mulets et les bourriques dans toutes les rues, suivis d’une foule nombreuses et de voitures à fumier remplies de femmes et d’enfants. Au milieu du cortège se trouvait un individu portant une longue perche au sommet de laquelle était un gros dindon attaché par les pattes. A chaque station les manifestants se tournaient vers le malheureux bipède et l’apostrophaient en lui disant, par allusion au nom du maire : Là haut sois !!! là haut Sois !!! (22)

Une chanson composée par un jeune homme du pays, le né Charles Moreux dit « Charlot » était chantée à chaque arrêt de la cavalcade. Sous le rapport de la veine le talent de ce poète d’occasion ne brillait pas beaucoup, il faut en convenir, mais l’idée était originale. Le refrain méritait surtout des éloges. J’ai pu me la procurer auprès du Sieur Moreux qui depuis ce temps travaille toujours la rime et {Bonnin page : 493} les tonneaux. (23)

La voici : (24)

1 (25)

Dans not’ village, il y a une pierre (26)

Nos supérieur voudraient bien l’avoir (27)

Les voilà qu’ils viennent la chercher là bas (28)

faisant leur embarras (29)

On va leur dire tout fort : Messieurs vous ne l’aurez pas ! (30)

Refrain (31)

Qu’ils sont donc bâtes tous nos supérieurs, (32)

pour une pierre, de se mettre en fureur ! (33)

II (34)

La deuxième fois sont venus trois gendarmes (35)

M’Ssieu le commissaire avec ses deux gardes, (36)

Aussi M’ssieu le charretier, deux vignerons , (37)

Sans votre respect, quatre maçons . (38)

Ils sont venus tous les treize, dites moi donc pourquoi faire (39)

Qu’ils sont donc bêtes tous nos supérieurs (40)

Pour une pierre, de se mettre en fureur ! (41)

III (42)

La troisième fois, M’ssieu le Maire est arrivé (43)

avec M’ssieu le Sous-Préfet (44)

et aussi le lieutenant des gendarmes (45)

sur pied deux cents hommes de Garde Nationale (46)

Si j’avions su se que j’ savons à présent (47)

J’aurions bien bouleversé tout le tremblement (48)

Qu’ils sont donc bêtes tous nos supérieurs (49)

Pour une pierre de se mettre en fureur ! (50)

IV (51)

Nous avons oui, pour nous soutenir (52)

Saint Satur, Fontenay, Amigny (53)

Nous n’avons que des hommes pleins de courage (54)

Prêts à se mettre sous les armes (55)

Nous aurions bien bouleversé vingt mille hommes (56)

de Garde Nationale. (57)

Qu’ils sont donc bêtes tous nos supérieurs (58)

Pour une pierre de se mettre en fureur ! (59)

V (60)

On nous a dit que Verdigny et Chaudoux (61)

{Bonnin page : 494} (62)

Que les gens de Saint Thibault venaient à notre secours, (63)

Quand ils ont aperçu toutes ces jeunes femmes (64)

Qui conduisaient leurs maris jusqu’à la place d’armes (65)

Elles les embrassaient en pleurant (66)

Pour leur dire : Adieu ! Embrassez vos enfants ! (67)

Qu’ils sont donc bêtes tous nos supérieurs (68)

Pour une pierre de se mettre en fureur ! (69)

Nos contents d’avoir festoyé largement et promené leur dindon dans tout leur village, les chavignolets s’en vinrent à Sancerre et parcoururent sans la moindre opposition toutes les rues et places de la ville en chantant la chanson de la pierre et en changeant d’anathèmes et à chaque instant le pauvre gallinacé. (70)

L’administration fut sourde et muette dans cette circonstance. Elle eut raison. Les gens de Chavignol avaient eu le tort de s’opposer à l’enlèvement de la pierre de Chavignolet mais le Maire et Sous-Préfet avaient eu celui bien plus grand d’avoir voulu employer les grands moyens pour trancher une misérable affaire qui ne demandait qu’un peu d’adresse et de patience. Par leur faute, il pouvait arriver un conflit épouvantable. Dieu ne l’a pas permis. Qu’il en soit loué et béni ! (71)

Aujourd’hui encore, dans les questions de voirie, lorsque l’administration prend quelques mesures qui ne sont pas tout à fait du goût du public, il n’est pas rare d’entendre fredonner le refrain de la chanson de la pierre. (72)

Qu’ils sont donc bêtes tous nos supérieurs (73)

Pour une pierre de se mettre en fureur ! (74)

Fin (75)

{Bonnin page : 495} (76)